XII

Le pis de tout, lorsqu’on est recherché par la police dans une ville comme Barcelone, c’est que tout ouvre si tard. Quand on dort à la belle étoile, on s’éveille toujours à l’aube, et aucun des cafés de Barcelone n’ouvre guère avant neuf heures. J’avais des heures à attendre avant de pouvoir boire une tasse de café et me faire raser. Qu’il me parut étrange, chez le coiffeur, de voir encore au mur l’affiche anarchiste exposant les raisons de la prohibition des pourboires ! « La Révolution a rompu nos chaînes », disait l’affiche. J’avais envie de dire aux coiffeurs qu’ils retrouveraient bientôt leurs chaînes s’ils n’y prenaient garde.

Je me remis à errer dans le centre de la ville. Au-dessus des immeubles du P.O.U.M. les drapeaux rouges avaient été arrachés et à leur place flottaient des drapeaux républicains, et des groupes de gardes civils tiraient leur flemme dans l’encadrement de la porte. Au centre du Secours rouge, au coin de la place de Catalogne, les policiers s’étaient amusés à briser la plupart des vitres. On avait vidé de leurs livres les librairies du P.O.U.M., et collé sur un panneau d’affichage, un peu plus bas sur les Ramblas, un dessin-charge contre le P.O.U.M. – celui qui représentait un visage fasciste se dissimulant derrière un masque. Tout à fait au bas des Ramblas, près du quai, je tombai sur un singulier spectacle : une rangée de miliciens, encore en loques boueuses du front, vautrés, recrus de fatigue, sur les chaises placées là pour les cireurs de bottes. Je savais qui ils étaient – je reconnus l’un d’eux, en fait. C’étaient des miliciens du P.O.U.M. qui étaient arrivés la veille du front, pour trouver le parti supprimé, et qui avaient dû passer la nuit dans les rues parce que la police avait fait des descentes dans leurs maisons. Tout milicien du P.O.U.M. qui revint à Barcelone à cette date-là eut le choix entre immédiatement se cacher ou être immédiatement jeté en prison : réception qui manque d’agrément après trois ou quatre mois de front !

C’était une situation bizarre que celle où nous nous trouvions ! La nuit, nous étions des fugitifs traqués, mais dans la journée nous pouvions mener une vie presque normale. Toute maison connue pour donner asile à des adhérents du P.O.U.M. était – ou en tout cas risquait d’être – placée sous surveillance, et il était impossible d’aller dans un hôtel ou dans une pension de famille, parce qu’il avait été ordonné par décret à tout tenancier d’hôtel d’informer immédiatement la police de l’arrivée de tout nouveau client. Autrement dit, il fallait passer la nuit dehors. Dans la journée, en revanche, dans une ville de l’importance de Barcelone, on était relativement en sécurité. Les rues fourmillaient de gardes civils, de gardes d’assaut, de carabiniers et de policiers ordinaires, sans parler de Dieu sait combien d’espions en civil ; mais ils ne pouvaient arrêter tous les passants, et si vous présentiez une apparence normale, vous pouviez espérer passer inaperçu. Mais il fallait éviter de rôder aux environs des locaux du P.O.U.M. et d’aller dans les cafés ou les restaurants dont les garçons vous connaissaient de vue. Je passai beaucoup de temps, ce jour-là et le suivant, à prendre un bain dans l’un des établissements de bains. L’idée m’était venue que c’était là un excellent moyen de passer le temps tout en me tenant hors de vue. Malheureusement quantité de gens eurent la même idée et quelques jours plus tard – j’avais alors déjà quitté Barcelone – la police fit une descente dans l’un de ces bains publics et arrêta un grand nombre de « trotskystes » dans l’habit du père Adam.

À mi-chemin, en remontant les Ramblas, je me trouvai nez à nez avec l’un des blessés du sanatorium Maurín. Nous échangeâmes l’espèce de clin d’œil imperceptible que les gens échangeaient à cette époque et, sans avoir l’air de rien, nous nous arrangeâmes pour nous retrouver un peu plus loin dans un café. Il avait échappé à l’arrestation lors de la descente de police dans le Maurín, mais il était maintenant, comme les autres, à la rue. Et en bras de chemise – il avait dû fuir sans sa veste – et sans argent. Il me raconta qu’un garde civil avait arraché du mur le grand portrait peint de Maurín et l’avait détruit à coups de pied. Maurín (l’un des fondateurs du P.O.U.M.) était prisonnier des fascistes et à cette époque-là on croyait qu’il avait été fusillé par eux.

Je rencontrai ma femme au consulat britannique à dix heures. McNair et Cottman arrivèrent peu après. La première chose qu’ils m’apprirent, ce fut que Bob Smillie était mort. Il était mort en prison à Valence – de quoi, personne ne le savait exactement. Il avait été immédiatement enterré et le délégué local de l’I.L.P. n’avait pas obtenu l’autorisation de voir son corps.

Naturellement je supposai aussitôt qu’il avait été fusillé. C’est ce que tout le monde crut à l’époque, mais j’ai depuis pensé que j’étais peut-être dans l’erreur. Un peu plus tard, on donna officiellement pour cause de sa mort une crise d’appendicite et nous apprîmes par la suite, de la bouche d’un autre prisonnier qui avait été relâché, qu’il était bien vrai que Smillie avait été malade en prison. Peut-être donc que l’histoire de l’appendicite était réelle. Le refus opposé à Murray de lui laisser voir sa dépouille pouvait être dû à une pure malveillance. Mais j’ai tout de même ceci à dire : Bob Smillie n’avait que vingt-deux ans, et il était physiquement l’un des hommes les plus vigoureux que j’aie jamais vus. De tous les Anglais et Espagnols que j’ai connus, il avait été le seul, je crois, à passer trois mois dans les tranchées sans un jour de maladie. Quand ils sont aussi bien portants que cela, les gens, en général, ne meurent pas de l’appendicite, s’ils sont convenablement soignés. Mais quand on a vu ce qu’étaient les prisons espagnoles – les prisons de fortune que l’on utilisait pour les prisonniers politiques – on se rend compte des chances qu’avait un malade d’y recevoir des soins appropriés à son état. Ces prisons, on ne peut plus justement les comparer qu’aux cachots des châteaux du Moyen Âge. En Angleterre, il faudrait remonter au XVIIIe siècle pour retrouver rien de comparable. Les gens étaient parqués dans de petites pièces où ils n’avaient qu’à peine la place de s’étendre, et souvent on les enfermait dans des caves ou dans d’autres lieux obscurs. Et il ne s’agissait pas là d’une mesure provisoire – on peut citer des cas de détenus qui, durant quatre ou cinq mois, ne virent à peu près pas la lumière du jour. Et la nourriture était infecte et insuffisante : deux assiettes de soupe et deux morceaux de pain par jour. (Quelques mois plus tard, cependant, il paraît y avoir eu quelque amélioration dans la nourriture.) Je n’exagère pas ; demandez à n’importe quel suspect politique ayant été emprisonné en Espagne. Les descriptions qui m’ont été faites des prisons espagnoles proviennent d’un grand nombre de sources séparées, et s’accordent toutes trop bien entre elles pour pouvoir être mises en doute ; du reste, j’ai moi-même pu jeter quelques coups d’œil dans une prison espagnole. Et un autre ami anglais, qui fut emprisonné ultérieurement, écrit que les souvenirs de son propre emprisonnement « rendent le cas de Smillie plus facile à comprendre ». La mort de Smillie n’est pas une chose que je puisse aisément pardonner. Voilà un jeune homme bien doué et courageux, qui a renoncé à sa carrière à l’université de Glasgow pour venir combattre le fascisme et qui, comme j’en ai été moi-même témoin, a rempli tout son devoir au front avec une bonne volonté et un courage sans défaillance ; et tout ce qu’ils ont su faire de lui, ce fut de le jeter en prison et de le laisser mourir comme une bête abandonnée. Je sais qu’au milieu d’une grande et sanglante guerre il ne sied pas de faire trop d’histoire au sujet d’une mort individuelle. Une bombe d’avion qui tombe dans une rue fréquentée cause plus de souffrances que toute une suite de persécutions politiques. Mais ce qui révolte dans une mort comme celle-là, c’est son extrême manque d’à-propos. Être tué dans la bataille – très bien, c’est à quoi chacun s’attend ; mais être jeté en prison, non pas même pour quelque faute imaginaire, mais uniquement par l’effet d’une malveillance stupide et aveugle, et y être laissé à mourir dans l’abandon, c’est tout autre chose ! Je ne vois pas comment des faits de ce genre – car le cas de Smillie n’est pas exceptionnel – peuvent rapprocher si peu que ce soit de la victoire.

Nous allâmes, ma femme et moi, faire visite à Kopp ce même après-midi. Il était permis de venir voir les détenus qui n’étaient pas gardés incomunicados ; mais il n’était évidemment pas prudent d’y aller plus d’une ou deux fois. La police guettait les gens qui entraient et sortaient et, si vous alliez voir trop souvent les prisonniers, vous vous classiez comme ami des « trotskystes » et généralement finissiez vous-même en prison. C’était arrivé déjà à bon nombre de gens.

Kopp n’était pas incomunicado et nous obtînmes sans difficulté l’autorisation de le voir. Au moment où, venant de franchir les portes d’acier, on nous faisait pénétrer dans la prison, un milicien espagnol, que j’avais connu au front, en sortait entre deux gardes civils. Nos regards se croisèrent : une fois de plus l’imperceptible clin d’œil. Et la première personne que nous vîmes à l’intérieur fut un milicien américain qui, peu de jours auparavant, était parti pour rentrer chez lui. Ses papiers étaient en règle, mais on ne l’en avait pas moins arrêté à la frontière, probablement parce qu’il portait encore des culottes de velours à côtes, ce qui permettait de l’identifier comme milicien. Nous passâmes l’un à côté de l’autre comme si nous avions été complètement étrangers l’un à l’autre. Ce fut là quelque chose d’affreux. Je l’avais connu pendant des mois, j’avais partagé une cagna avec lui, il avait aidé à me porter quand on m’avait ramené blessé du front ; mais on ne pouvait rien faire d’autre. Les gardiens en uniforme bleu étaient partout à épier. Il nous eût été fatal de reconnaître trop de monde.

Cette prétendue prison était en réalité le rez-de-chaussée d’un magasin. Dans deux pièces, mesurant chacune vingt pieds carrés environ, serrées les unes contre les autres, une centaine de personnes étaient parquées. L’aspect de ce lieu était tel qu’on l’eût dit tout droit sorti d’une illustration du Recueil des causes célèbres au XVIIIe siècle, avec sa saleté et son odeur de renfermé, son enchevêtrement de corps humains, son absence de meubles (il n’y avait que le sol de pierre nue, un banc et quelques couvertures en loques), et son jour fuligineux, car les tabliers de tôle ondulée des vitrines avaient été baissés. Sur les murs encrassés des mots d’ordre révolutionnaires, Visca P.O.U.M. ! Viva la Revolución !, etc., avaient été griffonnés. Cet endroit servait de dépôt pour les prisonniers politiques depuis des mois. Le tapage des voix était assourdissant. C’était l’heure de la visite et l’endroit était à tel point bondé de gens qu’on avait du mal à s’y mouvoir. Presque tous ces gens appartenaient aux couches les plus pauvres de la classe ouvrière. On voyait des femmes déballer de misérables paquets de provisions qu’elles avaient apportés pour leurs hommes emprisonnés. Il y avait plusieurs blessés du sanatorium Maurín parmi les prisonniers. Deux d’entre eux étaient amputés d’une jambe. L’un des deux avait été amené à la prison sans sa béquille et était obligé de sautiller sur un pied. Il y avait aussi un jeune garçon de douze ans au plus ; ils arrêtaient donc même les enfants, il fallait croire. Il régnait en cet endroit la puanteur écœurante de tout lieu où une foule de gens se trouvent entassés sans aménagement sanitaire approprié.

Kopp, en jouant des coudes, se fraya un passage jusqu’à nous. Il avait le même visage poupin au teint frais que d’habitude, et dans ce lieu infect il avait su garder propre son uniforme et avait même trouvé moyen de se raser. Il y avait parmi les prisonniers un autre officier en uniforme de l’armée populaire. Lui et Kopp se firent le salut militaire lorsqu’ils se croisèrent cependant qu’ils luttaient pour se frayer un passage. Ce geste eut je ne sais quoi de pathétique. Le moral de Kopp semblait excellent. « Eh bien ! je suppose qu’on va tous nous fusiller », dit-il gaiement. Au mot « fusiller », je me sentis intérieurement frémir. Il n’y avait pas longtemps qu’une balle s’était ouvert un chemin dans mon propre corps et la sensation en était encore trop fraîche dans mon souvenir ; ça n’a rien d’agréable d’imaginer cela arrivant à quelqu’un que l’on connaît bien. À ce moment-là j’étais persuadé que tous les principaux membres du P.O.U.M., et Kopp avec eux, seraient fusillés. La première nouvelle de la mort de Nin venait juste de filtrer et nous savions que l’on accusait le P.O.U.M. de trahison et d’espionnage. Tout semblait annoncer un procès monstre monté de toutes pièces, suivi du massacre des cadres « trotskystes ». C’est une chose terrible de voir votre ami en prison et de vous savoir impuissant à le secourir. Car on ne pouvait rien faire ; même pas faire appel aux autorités belges, puisqu’en venant ici Kopp avait enfreint la loi de son propre pays. Ce fut ma femme qui dut parler presque tout le temps ; car avec mon filet de voix aiguë je n’arrivais pas à me faire entendre au milieu de tout ce vacarme. Kopp nous parla des amis qu’il s’était faits parmi les autres prisonniers et parmi les gardiens ; certains de ceux-ci étaient de braves garçons, mais il y en avait d’autres qui insultaient et frappaient les prisonniers les plus craintifs ; il nous parla aussi de la nourriture qui n’était que de la « lavasse pour cochons ». Heureusement nous avions pensé à apporter un paquet de victuailles et aussi des cigarettes. Puis Kopp se mit à nous parler des papiers qu’on lui avait enlevés au moment de son arrestation, et au nombre desquels se trouvait la lettre du ministère de la Guerre adressée au colonel commandant les opérations du Génie dans l’armée de l’Est. La police s’en était emparée et avait refusé de la rendre, et l’on disait qu’elle traînait à présent dans le bureau du chef de la police. Cela pourrait changer les choses du tout au tout si on la retrouvait.

Je compris aussitôt de quelle importance cela pourrait être. Une lettre officielle de cette nature, contenant la recommandation du ministre de la Guerre et du général Pozas, établirait le loyalisme de Kopp. Mais le difficile était de prouver l’existence de la lettre ; si elle venait à être ouverte dans le bureau du chef de la police, on pouvait être sûr que quelque indicateur de la police la détruirait. Il n’y avait qu’une seule personne qui pourrait peut-être obtenir qu’on la rende, et c’était l’officier à qui elle était adressée. Kopp avait déjà pensé à cela et avait écrit une lettre qu’il me demanda de sortir clandestinement de la prison et de mettre à la poste. Mais il était évidemment plus rapide et plus sûr d’aller en personne. Laissant ma femme avec Kopp, je me hâtai de sortir et, après avoir longtemps cherché un taxi, en trouvai enfin un. Je savais que tout était une question de minutes. Il était alors cinq heures et demie environ, le colonel devait probablement quitter son bureau à six heures, et d’ici au lendemain la lettre pouvait aller Dieu savait où – être déchirée peut-être, ou égarée dans le fouillis des documents qui devaient s’entasser au fur et à mesure qu’on arrêtait suspect après suspect. Le bureau du colonel se trouvait dans le service du ministère de la Guerre, près du quai. Comme je gravissais à la hâte les marches, le garde d’assaut de faction à la porte me barra le passage de sa longue baïonnette et dit : « Papiers ! » Je lui montrai mon certificat de démobilisation. Visiblement il ne savait pas lire et me laissa passer, impressionné par le vague mystère des « papiers ». À l’intérieur, c’était, autour d’une cour centrale, une immense garenne compliquée avec des centaines de bureaux par étage ; et, comme on était en Espagne, personne ne savait le moins du monde où pouvait bien se trouver le bureau que je cherchais. Je ne cessais de répéter : El coronel… jefe de ingenieros. Ejército de Este ! Les gens souriaient et haussaient avec grâce les épaules. Chacun de ceux qui avaient une opinion m’envoya dans une direction différente : en haut de cet escalier-là, en bas de celui-ci, le long d’interminables couloirs qui soudain finissaient en culs-de-sac. Et le temps passait. J’avais la très singulière impression de me débattre en plein cauchemar : cette course précipitée en montant et en descendant tous ces escaliers, les allées et venues de ces gens mystérieux, ces coups d’œil jetés par des portes ouvertes dans des bureaux chaotiques, avec des paperasses étalées partout et des machines à écrire cliquetant ; et cette fuite du temps et tout cela qui décidait peut-être d’une vie…

Pourtant j’arrivai à temps et, à ma légère surprise, n’eus pas de peine à obtenir une audience. Je ne vis pas le colonel ; mais son aide de camp ou secrétaire, un petit officier fluet, en élégant uniforme, aux grands yeux qui louchaient, vint s’entretenir avec moi dans l’antichambre. Je me mis à lui débiter mon histoire. J’étais venu au nom de mon supérieur, le chef de bataillon Georges Kopp, qui, en route pour le front avec une mission urgente, avait été arrêté par erreur. La lettre adressée au colonel… était de nature confidentielle et devait être retrouvée sans délai. J’avais servi sous les ordres de Kopp pendant des mois, c’était un officier au caractère le plus noble, son arrestation ne pouvait être que le fait d’une erreur, la police avait dû le confondre avec quelqu’un d’autre, etc. Je revenais sans cesse sur l’urgence de la mission de Kopp, sentant bien que c’était le point fort. Mais tout cela devait paraître une bien bizarre histoire, dans mon mauvais espagnol qui, aux moments décisifs, retombait dans le français. Qui pis est, ma voix m’avait presque immédiatement lâché, et ce n’était qu’au prix du plus violent effort que j’arrivais à émettre une sorte de coassement. Et j’avais tout le temps peur qu’elle me manque complètement et que le petit officier se lasse d’essayer de me comprendre. Je me suis souvent demandé ce qu’il avait bien pu s’imaginer au sujet de ma voix – s’il m’avait cru ivre, ou simplement affligé d’une conscience pas tranquille.

Néanmoins il m’écouta patiemment, hocha la tête un grand nombre de fois et donna son assentiment avec circonspection à ce que je lui dis. Oui, il semblait qu’il devait y avoir eu erreur. Mais certainement, c’était une chose à éclaircir. Mañana… Je protestai. Non, pas mañana ! C’était urgent. Kopp aurait déjà dû être sur le front. De nouveau l’officier parut être du même avis que moi. Puis vint la question que je redoutais :

« Ce commandant Kopp, dans quelle unité servait-il ? »

Le mot terrible avait à être dit :

« Dans les milices du P.O.U.M.

— Du P.O.U.M. ! »

Je voudrais pouvoir vous donner une idée du ton scandalisé et alarmé de sa voix. Il vous faut vous rappeler ce que le P.O.U.M. passait pour être à cette époque-là. On était au plus fort de la terreur panique de l’espionnage ; et probablement tous les bons républicains crurent-ils, l’espace d’un jour ou deux, que le P.O.U.M. était une vaste organisation d’espionnage à la solde de l’Allemagne. Avoir à faire une telle réponse à un officier de l’armée populaire, c’était comme d’entrer au Cercle de la cavalerie tout de suite après la panique causée par « La Lettre rouge »[9] en s’y présentant comme communiste. De ses yeux noirs il me dévisageait de biais. Il y eut un long silence, puis il dit lentement :

« Et vous dites que vous étiez avec lui au front. Alors vous serviez, vous aussi, dans les milices du P.O.U.M. ?

— Oui. »

Il fit demi-tour et s’engouffra dans le bureau du colonel. J’entendis les éclats d’une conversation animée. « Tout est fichu », pensai-je. Nous ne pourrions jamais ravoir la lettre de Kopp. Et en outre j’avais été amené à avouer que j’étais moi-même dans le P.O.U.M., et sans aucun doute ils allaient téléphoner à la police et me faire arrêter, simplement pour mettre un « trotskyste » de plus dans le sac. L’instant d’après, cependant, l’officier réapparut, mettant son képi, et d’un geste ferme me fit signe de le suivre. Nous nous rendions au bureau du chef de la police. C’était loin, à vingt minutes à pied. Le petit officier marchait avec raideur devant moi, d’un pas de militaire. Nous n’échangeâmes pas un seul mot durant tout le trajet. Lorsque nous arrivâmes au bureau du chef de la police, une foule de gredins du plus redoutable aspect, visiblement indicateurs de police, mouchards et espions de tout acabit, fainéantaient à l’extérieur, aux abords de la porte. Le petit officier entra. Il y eut une longue conversation enflammée. On entendait s’élever des voix furieuses, on pouvait se représenter les gestes violents, les haussements d’épaules, les coups assenés sur la table. Manifestement la police refusait de rendre la lettre. À la fin, cependant, l’officier ressortit, tout rouge, mais tenant une large enveloppe officielle. C’était la lettre de Kopp. Nous avions remporté une petite victoire – qui, en l’occurrence, n’apporta pas le moindre changement au sort de Kopp. La lettre fut délivrée en temps utile, mais les supérieurs militaires de Kopp ne purent rien pour le tirer de prison.

L’officier me promit que la lettre serait délivrée à son destinataire. Mais, et Kopp ? dis-je. Ne pouvions-nous obtenir qu’il fût relâché ? Il haussa les épaules. Ça, c’était une autre histoire. Ils ne savaient pas pourquoi l’on avait arrêté Kopp. Il put seulement me promettre que serait faite l’enquête qui s’imposait. Il n’y avait plus rien à dire, il était temps de nous quitter. Nous nous saluâmes d’une légère inclination. Et alors il se passa une chose inattendue et émouvante. Le petit officier hésita un instant, puis il fit un pas vers moi et me serra la main.

Je ne sais pas si je suis parvenu à faire sentir combien profondément ce geste me toucha. Cela paraît peu de chose, mais ce n’était pas peu de chose. Il vous faut vous représenter les sentiments dont on était animé à cette date – l’horrible atmosphère de suspicion et de haine, les mensonges, les mille bruits qui couraient partout, les placards criant sur les panneaux à affiches que moi et mes semblables nous étions des espions fascistes. Et il faut aussi se rappeler que nous nous trouvions alors à l’extérieur du bureau du chef de police, devant cette sale bande de mouchards et d’agents provocateurs, et que chacun d’eux pouvait savoir que j’étais « recherché » par la police. Ce geste, c’était comme de serrer publiquement la main d’un Allemand pendant la Grande Guerre. Je suppose que de quelque manière il était arrivé à la conclusion que je n’étais pas un espion fasciste, en réalité ; n’empêche que cette poignée de main, ce fut beau de sa part.

J’ai raconté ce petit fait, si futile qu’il puisse paraître, parce qu’il est en quelque sorte caractéristique de l’Espagne – de ces éclats de grandeur d’âme que vous pouvez tirer des Espagnols, dans les pires circonstances. J’ai de l’Espagne les plus pénibles souvenirs, mais j’ai bien peu de mauvais souvenirs des Espagnols. Seulement deux fois je me souviens d’avoir été sérieusement en colère contre un Espagnol, et encore, quand je me reporte en arrière, je crois que dans les deux cas j’avais tort moi-même. Ils ont sans conteste une générosité, une noblesse d’une qualité qui n’est pas exactement du XXe siècle. C’est ce qui permet d’espérer qu’en Espagne, même le fascisme pourrait prendre une forme relativement moins autoritaire et plus supportable. Peu d’Espagnols possèdent les odieuses capacités et l’esprit de suite qu’exige un État totalitaire moderne. On avait eu une curieuse petite illustration de ce fait, quelques nuits auparavant, lorsque la police était venue perquisitionner dans la chambre de ma femme. En fait, cette perquisition avait été une chose très intéressante à observer, et j’eusse aimé y assister, mais il est sans doute préférable que je n’aie pas été présent, car je n’aurais peut-être pas pu demeurer calme.

La police mena la perquisition dans le style, aisément reconnaissable, du Guépéou ou de la Gestapo. Au petit jour, on donna de grands coups dans la porte, et six hommes entrèrent et immédiatement se postèrent en différents points de la chambre, selon des instructions préalablement données. Puis ils fouillèrent de fond en comble les deux pièces (il y avait une salle de bains attenante) avec une inimaginable conscience. Ils firent résonner les murs, soulevèrent les paillassons, examinèrent le plancher, palpèrent les rideaux, explorèrent sous la baignoire et le radiateur ; vidèrent tous les tiroirs et les valises, tâtèrent et regardèrent à contre-jour tous les vêtements. Ils confisquèrent tous les papiers, y compris ceux du contenu de la corbeille à papier, et tous nos livres par-dessus le marché. Un délire de défiance les prit quand ils découvrirent que nous possédions un exemplaire de la traduction française du Mein Kampf de Hitler. Si ç’avait été le seul livre trouvé chez nous, c’en était fait de nous. Car il tombe sous le sens que quelqu’un qui lit Mein Kampf doit être un fasciste. Mais aussitôt après ils tombèrent sur un exemplaire de la brochure de Staline (Comment liquider les trotskystes et autres fourbes), ce qui les rassura quelque peu. Dans un tiroir il y avait un certain nombre de paquets de papier à cigarettes. Ils défirent chaque paquet et l’examinèrent feuille par feuille, au cas que des messages s’y trouvassent écrits. Pour venir à bout de leur tâche, ils s’affairèrent tous pendant près de deux heures. Or, de tout ce temps, pas une seule fois ils ne fouillèrent le lit. Ma femme resta couchée tout le temps ; il était évident qu’il aurait pu y avoir une demi-douzaine de fusils mitrailleurs cachés sous le matelas, sans parler de toute une bibliothèque d’écrits trotskystes sous l’oreiller. Et cependant ces détectives ne firent pas une seule fois le geste de toucher au lit, ni même ne regardèrent jamais dessous. Je ne puis croire que ce soit là une pratique courante de la routine du Guépéou. Il faut se rappeler que la police était alors presque entièrement sous le contrôle des communistes, ces hommes étaient probablement eux-mêmes membres du parti communiste. Mais ils étaient aussi Espagnols, et faire sortir une femme de son lit, c’était un peu trop leur demander. D’un tacite accord ils renoncèrent à cette partie-là du travail, le rendant ainsi vain tout entier.

Cette nuit-là, McNair, Cottman et moi, nous dormîmes au milieu des hautes herbes en bordure d’un lotissement abandonné. C’était une nuit froide pour la saison et aucun de nous ne put beaucoup dormir. Je me souviens des longues et mornes heures à traînasser avant de pouvoir prendre une tasse de café. Pour la première fois depuis que j’étais à Barcelone, j’allai jeter un coup d’œil sur la cathédrale ; c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments du monde. Elle a quatre flèches crénelées qui ont exactement la forme de bouteilles de vin du Rhin. À la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa « valeur artistique », disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire. Cet après-midi-là, nous allâmes, ma femme et moi, voir Kopp pour la dernière fois. Nous ne pouvions rien faire pour lui, absolument rien, qu’aller lui dire au revoir et laisser de l’argent à des amis espagnols qui lui porteraient des provisions et des cigarettes. Mais quelque temps plus tard, il fut mis incomunicado et il devint impossible de lui faire parvenir même des vivres. Ce soir-là, en descendant les Ramblas, nous passâmes devant le café Moka que les gardes civils occupaient toujours en nombre. Cédant à une impulsion, j’entrai et parlai à deux d’entre eux qui étaient accoudés au comptoir, le fusil passé en bandoulière sur l’épaule. Je leur demandai s’ils savaient quels étaient ceux de leurs camarades qui s’étaient trouvés là en faction au moment des troubles de mai. Ils ne savaient pas, et, avec le vague habituel des Espagnols, ne savaient même pas ce qu’il convenait de faire pour les retrouver. Je leur dis que mon ami Georges Kopp était en prison et passerait peut-être en jugement pour quelque chose qui avait trait aux troubles de mai ; que les hommes qui étaient postés dans le café à cette époque savaient qu’il avait arrêté le combat et sauvé quelques-unes de leurs vies ; qu’il serait de leur devoir d’aller en témoigner. L’un des deux hommes à qui je parlais était un lourdaud maussade qui n’arrêtait pas de secouer la tête parce qu’avec le bruit de la circulation il avait du mal à entendre ma voix. Mais l’autre était différent. Il répondit qu’il avait entendu certains de ses camarades parler du geste d’initiative de Kopp ; Kopp était buen chico (un chic type). Mais déjà même à ce moment-là je compris que tout cela était vain. Si Kopp venait jamais à passer en jugement, ce serait, comme dans tous les procès de ce genre, avec des témoignages truqués. S’il a été fusillé (et c’est le plus probable, j’en ai peur), ce sera cela son épitaphe : le buen chico de ce pauvre garde civil qui faisait partie d’un sale système, mais avait gardé en lui suffisamment d’un être humain pour savoir reconnaître une belle action quand il en voyait une.

C’était une existence extraordinaire, insensée, que nous menions. La nuit, nous étions des criminels, et dans la journée de riches touristes anglais – ou du moins nous faisions semblant de l’être. Même après avoir passé la nuit à la belle étoile, c’est merveilleux comme il suffit de se faire raser, de prendre un bain et de faire donner un coup de cirage à ses chaussures pour avoir tout de suite une autre allure. Le prudent, à présent, c’était de paraître le plus bourgeois possible. Nous fréquentions les beaux quartiers où l’on ne nous connaissait pas de vue, nous allions dans des restaurants chers et nous nous montrions très anglais avec les garçons. Pour la première fois de ma vie je me surpris à écrire des choses sur les murs. Les couloirs de plusieurs restaurants chics portent des Visca P.O.U.M. ! écrits en aussi grandes lettres qu’il me fut possible. Et pendant tout ce temps-là, tout en me tenant caché avec technique, je n’arrivais pas vraiment à me sentir en danger. Tout cela me paraissait trop absurde. J’avais l’indéracinable conviction anglaise qu’« ils » ne peuvent pas vous arrêter à moins que vous n’ayez enfreint la loi. C’est la plus dangereuse des convictions à avoir en temps de pogrom politique ! On avait lancé un mandat d’arrêt contre McNair et il y avait de grandes chances pour que le reste d’entre nous fût aussi sur la liste. Arrestations, descentes de police, perquisitions continuaient sans arrêt ; en fait, tous ceux que nous connaissions, à l’exception de ceux qui étaient encore au front, étaient à cette heure en prison. La police allait même jusqu’à monter à bord des bateaux français qui, parfois, recueillaient des réfugiés, et à s’y saisir de gens suspectés de « trotskysme ».

Grâce à l’obligeance du consul de Grande-Bretagne – quelle semaine exténuante il doit avoir eue ! – nous étions parvenus à avoir en règle nos passeports. Le plus tôt nous partirions, le mieux cela vaudrait. Il y avait un train qui devait partir pour Port-Bou à sept heures et demie du soir ; on pouvait donc normalement s’attendre à ce qu’il parte vers huit heures et demie. Il fut convenu que ma femme commanderait à l’avance un taxi, puis ferait ses valises, réglerait sa note et quitterait l’hôtel au tout dernier moment. Car si elle donnait l’éveil aux gens de l’hôtel, ils feraient sûrement chercher la police. Je me rendis à la gare vers sept heures, pour m’apercevoir que le train était déjà parti – il était parti à sept heures moins dix. Le mécanicien avait changé d’avis, comme d’habitude. Heureusement nous pûmes prévenir ma femme à temps. Il y avait un autre train de bonne heure, le lendemain matin. McNair, Cottman et moi, nous allâmes dîner dans un petit restaurant près de la gare et, en posant prudemment des questions, nous découvrîmes que le patron du restaurant était un membre de la C.N.T. et dans des dispositions amicales à notre égard. Il nous loua une chambre à trois lits et oublia d’avertir la police. C’était la première fois depuis cinq nuits qu’il m’était possible de me dévêtir pour dormir.

Le lendemain matin ma femme réussit à se glisser hors de l’hôtel. Le train partit avec à peu près une heure de retard. J’occupai ce temps à écrire une longue lettre au ministre de la Guerre exposant le cas de Kopp, disant qu’il était hors de doute qu’il avait été arrêté par erreur, qu’on avait un urgent besoin de lui au front, que d’innombrables personnes pouvaient affirmer sous serment qu’il ne s’était rendu coupable d’aucune faute, etc. Je me demande si quelqu’un a jamais lu cette lettre, écrite sur des feuilles arrachées à mon carnet de notes, d’une écriture vacillante (mes doigts étaient encore en partie paralysés) et dans un espagnol encore plus vacillant. En tout cas, ni cette lettre ni rien d’autre n’eut d’effet. À la date où j’écris ceci, six mois après ces événements, Kopp (s’il n’a pas été fusillé) est toujours en prison, sans avoir ni passé en jugement ni été inculpé. Au début nous reçûmes de lui deux ou trois lettres que des prisonniers relâchés avaient passées clandestinement et mises à la poste en France. Elles racontaient toutes la même histoire : emprisonnement dans d’infects cachots obscurs, nourriture mauvaise et insuffisante, état sérieux de maladie dû aux conditions d’emprisonnement et refus de soins médicaux. J’ai eu confirmation de tout cela par différentes autres sources, par des Anglais et des Français. Plus récemment Kopp a disparu dans une de ces « prisons clandestines » avec lesquelles il est impossible d’avoir aucune sorte de communication. Son cas est celui de vingtaines ou de centaines d’étrangers et de qui sait combien de milliers d’Espagnols.

Enfin la frontière fut franchie sans incident. Notre train avait des première classe et un wagon-restaurant, le premier que je voyais en Espagne. Jusque dans ces derniers temps les trains de Catalogne n’avaient eu qu’une seule classe. Deux détectives vinrent faire un tour dans le train pour prendre le nom des étrangers, mais, quand ils nous virent dans le wagon-restaurant, ils parurent convaincus que nous étions des gens respectables. C’était étrange comme tout avait changé ! Il y avait de cela seulement six mois, à l’époque où les anarchistes étaient encore au pouvoir, c’était d’avoir l’air d’un prolétaire qui vous rendait respectable. Durant le trajet de Perpignan à Cerbère, un voyageur de commerce français m’avait dit sur un ton solennel : « Vous ne devez pas entrer en Espagne vêtu comme cela. Enlevez votre col et votre cravate. Ils vous les arracheront à Barcelone. » Il exagérait, mais enfin cela montrait quelle idée on se faisait de la Catalogne. Et, à la frontière, les gardes anarchistes avaient fait faire demi-tour à un Français élégamment vêtu et à sa femme, pour l’unique raison, je crois, qu’ils avaient l’air trop bourgeois. À présent c’était le contraire : avoir l’air bourgeois était l’unique salut. Au bureau des passeports on regarda si nos noms ne se trouvaient pas sur la liste des suspects, mais grâce à l’incapacité professionnelle de la police, ils n’y étaient pas, pas même celui de McNair. On nous fouilla des pieds à la tête, mais nous n’avions sur nous rien de compromettant, à l’exception de mes papiers de démobilisation, et les carabiniers qui nous fouillèrent ne savaient pas que la 29e division, c’était le P.O.U.M. Ainsi donc nous passâmes entre les mailles du filet, et après juste six mois d’intervalle je foulai à nouveau le sol français. Les seuls souvenirs d’Espagne qui me restaient étaient une outre en peau de bouc et une de ces toutes petites lampes en fer dans lesquelles les paysans aragonais brûlent de l’huile d’olive – lampes qui ont exactement la forme des lampes en terre cuite dont se servaient les Romains il y a deux mille ans – que j’avais ramassée dans quelque masure en ruine et qui, je ne sais comment, s’était logée dans mes bagages.

En fin de compte il apparut que nous étions partis juste à temps. Le tout premier journal que nous vîmes annonçait l’arrestation pour espionnage de McNair. Les autorités espagnoles s’étaient un peu trop pressées de l’annoncer. Heureusement que le « trotskysme » n’est pas un cas qui justifie l’extradition.

Je me demande quel est le premier acte qu’il sied d’accomplir quand, arrivant d’un pays en guerre, on met pied sur une terre en paix. Moi, je me précipitai dans un bureau de tabac et achetai autant de cigares et de cigarettes que mes poches en purent contenir. Puis nous allâmes au buffet boire une tasse de thé, le premier thé avec du lait frais bu depuis bien des mois. Il me fallut plusieurs jours avant de m’habituer à l’idée qu’on pouvait acheter des cigarettes chaque fois qu’on en avait envie. Je m’attendais toujours un peu à trouver le bureau de tabac fermé et, à la devanture, la rébarbative pancarte : No hay tabaco.

McNair et Cottman continuaient sur Paris. Ma femme et moi nous quittâmes le train à Banyuls, la première station sur la ligne, sentant le besoin d’un repos. Nous ne fûmes pas très bien reçus à Banyuls quand on sut que nous venions de Barcelone. Des quantités de fois je me trouvai entraîné au même échange de propos : « Vous venez d’Espagne ? De quel côté combattiez-vous ? Du côté du gouvernement ? Oh ! » – et alors un froid marqué. La petite ville semblait fermement pro-Franco, sans doute à cause des Espagnols fascistes qui étaient venus s’y réfugier. Le garçon du café que je fréquentais était Espagnol et franquiste, aussi me jetait-il des regards de mépris en me servant mon apéritif. Il en allait tout autrement à Perpignan qui en tenait obstinément pour les partisans du gouvernement et où les diverses factions cabalaient les unes contre les autres presque autant qu’à Barcelone. Il y avait un café où le mot « P.O.U.M. » vous procurait aussitôt des amis français et les sourires du garçon.

Nous restâmes, je crois, trois jours à Banyuls. Trois jours étrangement tourmentés. Dans cette calme ville de pêcheurs, loin des bombes, des mitrailleuses, des queues pour l’alimentation, de la propagande et de l’intrigue, nous aurions dû nous sentir profondément soulagés et heureux. Mais non, absolument pas. Le souvenir de tout ce que nous avions vu en Espagne revenait fondre sur nous, de façon beaucoup plus vive qu’auparavant. Sans trêve nous pensions à l’Espagne, nous en parlions, nous en rêvions. Depuis de nombreux mois nous nous étions promis, lorsque nous « serions sortis d’Espagne », d’aller quelque part au bord de la Méditerranée nous reposer quelque temps et peut-être pêcher un peu ; mais voici qu’à présent que nous y étions, nous n’éprouvions que désappointement et ennui. Il ne faisait pas chaud, un vent persistant soufflait, la mer était maussade et agitée, et sur le pourtour du port une écume de cendres, de bouts de liège et d’entrailles de poissons venait battre les pierres. Ça peut paraître de la folie, mais ce dont nous avions l’un et l’autre envie, c’était de retourner en Espagne. Bien que cela n’eût été d’aucune utilité pour personne et même eût pu être très nuisible, oui, tous deux nous regrettions de n’être pas demeurés là-bas pour y être emprisonnés avec les autres. Je crains de n’avoir su vous donner qu’une bien faible idée de tout ce que ces mois passés en Espagne représentent pour moi. J’ai raconté quelques événements extérieurs, mais comment communiquer l’impression qu’ils m’ont laissée ! Tout pour moi est étroitement mêlé à des visions, des odeurs, des sons, que les mots sont impuissants à rendre : l’odeur des tranchées, les levers du jour sur des horizons immenses dans les montagnes, le claquement glacé des balles, le rugissement et la lueur des bombes ; la pure et froide lumière des matins à Barcelone, et le bruit des bottes dans les cours de quartier, en décembre, au temps où les gens croyaient encore à la révolution ; et les queues aux portes des magasins d’alimentation, et les drapeaux rouge et noir, et les visages des miliciens espagnols ; surtout les visages des miliciens – d’hommes que j’ai connus au front et qui sont à présent dispersés et Dieu sait où, les uns tués dans la bataille, d’autres mutilés, certains en prison ; la plupart d’entre eux, je l’espère, encore sains et saufs. Bonne chance à eux tous ! J’espère qu’ils gagneront leur guerre et chasseront d’Espagne tous les étrangers, les Allemands, les Russes et les Italiens. Cette guerre, à laquelle j’ai pris une part si inefficace, m’a laissé des souvenirs qui sont pour la plupart de mauvais souvenirs, et cependant je ne puis souhaiter ne pas en avoir été. Quand on a eu un aperçu d’un désastre tel que celui-ci – car, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre d’Espagne, de toute manière, se trouvera avoir été un épouvantable désastre, sans même parler du massacre et des souffrances physiques –, il n’en résulte pas forcément de la désillusion et du cynisme. Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m’ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains. Et j’espère que le récit que j’en ai fait n’induit pas trop en erreur. Je crois que devant un événement comme celui-là, personne n’est, ne peut être, absolument véridique. Il est difficile d’arriver à une certitude à propos de quelque fait que ce soit, à moins d’en avoir été soi-même le témoin oculaire, et, consciemment ou inconsciemment, chacun écrit en partisan. Au cas où je ne vous l’aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci : méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j’ai pu commettre, et de la déformation qu’entraîne forcément le fait de n’avoir vu qu’un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n’importe quel autre livre sur la guerre d’Espagne.

Parce que nous avions le sentiment que nous avions le devoir de faire quelque chose, alors qu’en réalité il n’y avait rien que nous pussions faire, nous partîmes de Banyuls plus tôt que nous n’en avions d’abord eu l’intention. À chaque kilomètre que l’on faisait vers le nord, la France devenait plus verte et plus douce. Adieu les montagnes et les vignes ; nous allions revoir les prairies et les ormes. Lorsque j’avais traversé Paris en me rendant en Espagne, il m’avait paru déchu et morne, tout différent du Paris que j’avais connu huit ans auparavant, au temps où la vie était bon marché et où l’on n’entendait pas parler de Hitler. La moitié des cafés que j’avais fréquentés étaient fermés, faute de clientèle, et tout le monde était obsédé par le coût élevé de la vie et la crainte de la guerre. Maintenant, après la pauvre Espagne, même Paris paraissait gai et prospère. Et l’Exposition battait son plein ; mais nous pûmes éviter de la visiter.

Et puis ce fut l’Angleterre – l’Angleterre du Sud, probablement le plus onctueux paysage du monde. Il est difficile, quand vous faites ce trajet, particulièrement quand vous vous remettez paisiblement du mal de mer, le derrière flatté par les coussins de peluche d’un compartiment de train-paquebot, de croire que réellement il se passe quelque chose quelque part. Des tremblements de terre au Japon, des famines en Chine, des révolutions au Mexique ? Ne vous en faites pas ; le lait sera sur le seuil demain matin, le New Statesman paraîtra vendredi. Les villes industrielles étaient loin, salissure de fumée et de misère rendue invisible par la courbure de la terre. Ici, c’était toujours l’Angleterre que j’avais connue dans mon enfance : des talus de voie ferrée enfouis sous l’exubérance des fleurs sauvages, des prairies profondes où de grands et luisants chevaux broutent et méditent, de lents cours d’eau frangés de saules, les vertes rondeurs des ormes, les pieds-d’alouette dans les jardins des villas – et puis ce fut la morne immensité paisible des environs de Londres, les berges du fleuve boueux, les rues familières, les affiches parlant de matches de cricket et de noces royales, les hommes en chapeau melon, les pigeons de Trafalgar Square, les autobus rouges, les agents de police bleus – tout cela plongé dans le profond, profond, profond sommeil d’Angleterre, dont parfois j’ai peur que nous ne nous réveillions qu’arrachés à lui par le rugissement des bombes.

Hommage à la Catalogne
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